vendredi 25 avril 2014

A bâbord et à tribord sur le Jules Ferry (récit n°10)


Fin janvier 1914, André a quitté Brest et ses vents d’Ouest pour rejoindre Toulon, port méditerranée. André se souvient de ses premières journée à bord.

C’est en chemin de fer, et non par la mer, qu’il a rejoint son nouveau port d’attache.

la gare de Toulon et ses palmiers ...
En sautant du train, il a retrouvé les mêmes sensations qu’à Alger découvert quatre ans auparavant. Toulon ressemble à un port d’Afrique du Nord avec ses palmiers, ses odeurs, la douceur de son climat, son sympathique désordre et sa saleté légendaire. Ici, ni crachin marin, ni pluie salutaire, pour nettoyer et rincer quotidiennement les abords des quais.

Sitôt arrivé en gare de Toulon au petit matin du vendredi 23 janvier, un seul objectif : descendre vers le port militaire où il est attendu sur le croiseur-cuirassé à quatre cheminées Jules-Ferry.  

Avec André, partons à la découverte du Jules Ferry



Long de près de 150 mètres sur plus de 20 mètres de large, ce premier croiseur-cuirassé non baptisé est sorti des chantiers navals de Cherbourg au début du XXème siècle et est arrivé - après quelques péripéties - sept ans plus tôt en 1907 dans son port d’attache, Toulon.

En traversant le quartier chaud du port, pas question pour André de se faire conter fleurette par les locataires à l’accent chantant et envoutant du futur quartier Chicago (1). Cela le tente bien, mais il n’en a pas le temps.

Sur le quai, il est accueilli à la coupée (2) par les marins de quart du Jules. Il est de coutume que les hommes d’équipage appellent affectueusement leur cuirassé par son prénom. Tandis que les officiers - par respect - le nomment par son nom de famille : le Ferry.
Accueil à la coupée (merci Blain)


La coupée du Jules Ferry ...


De nombreux marins sont venus accueillir les nouvelles recrus. Sitôt passé la coupée, André est hélé de toutes parts, à bâbord comme à tribord :


L'accueil des nouvelles recrus suscite la curiosité ...

- Et toi le moustachu, tu es d’où ? 
La tradition est de se renseigner sur la provenance des nouveaux. Les marins aiment se regrouper par région. Des Sarthois, il y en a bien quelques uns à bord, mais ici, se sont les Bretons qui dominent. Il n’est pas rare d’en retrouver plusieurs par village.

- Quelle est ta spécialité ? 
Avec l’arrivée des recrus, chacun espère obtenir des renforts pour son service, dans sa spécialité. Avec André, les artilleurs ou les torpilleurs seront déçus … André, est un sécuritar, comme apprenti charpentier - aucune hésitation - direction le service sécurité.

Au même instant qu’il répond à ce flot de questions, André est saisi par une forte odeur nauséabonde. Il lui est impossible de la décrire précisément. Mais cette forte odeur le prend à la gorge. D’après des récits de marins, ce cocktail est un mélange d’odeurs de graisse, de charbon, de poudre et de sueur ! Et plus on descend dans l’antre du navire, au plus près des machines, plus cette odeur devient insupportable, ajoutée à une forte chaleur, cela devient vite infernal. En guise d’air conditionné, il faudra se contenter de quelques bouches d’aération.

André a le tournis durant cette première journée, cela n’est pas dû au mal de mer - le bateau est à quai - mais au transbahutage de bureau en bureau : bureau militaire pour son enregistrement et la remise de divers formulaires, bureau du fourrier pour son matériel, bureau des infirmiers pour la visite d’embarquement, bureau de service intérieur pour l’attribution du rôle de plat (sa table et sa place pour les repas), rôle de couchage (lieu de couchage et numéro de son hamac), rôle d’évacuation ...



André devra vite s’habituer pour repérer chaque espace de sa nouvelle garnison mobile. Les nombreuses coursives recouvertes de linoléum du Jules devront devenir vite familières ; chaque numéro de rôle sera mémorisé et énoncé sans hésitation au Chef qui le questionnera.  Sur un navire militaire, on est rarement seul et tranquille, à tout instant un chouf (quartier maître de 1er classe) ou un crabe (quartier maître de 2ème classe) accompagné de son inséparable sifflet peut surgir et vous désigner d’office pour au mieux une corvée de pluche ou au pire pour le prochain charbonnage. Mieux vaut ne pas se faire remarquer et se fondre dans la masse des matelots tous affairés à leur mission.


Le lundi 26 janvier 1914 : premier jour de navigation d’André sur le Jules Ferry.

Pas d'erreur, ce croiseur cuirassé est bien le Jules Ferry !

Aux archives militaires  du fort de Vincennes on a accès à la plupart des journaux de navigation ou de bord des navires. Ces données sont également lisibles sur le site « mémoire des hommes ». C’est avec émotion, que j’ai découvert et lu les journaux du Jules Ferry à Vincennes. Chaque officier de quart doit y tenir à jour chaque mouvement et observation du bâtiment. Chaque soir, le commandant y note ses instructions pour la nuit. Sur le Jules, le Capitaine de Vaisseau est à l’époque, Henri Jacques Durand (3). Le journal de navigation ne jamais quitter la passerelle.

Aux pages du 26 janvier 1914, voici ce que l’on relève :

Extrait du JOURNAL DE NAVIGATION du Jules FERRY

"Lundi 26 janvier 1914 : De Toulon à Ajaccio  - D’Ajaccio à la Ciotat
13h, officier de quart : Albert Maulbon D’Arbaumont (4)

A 13h20 : aux postes d’appareillage
A 13h27: le Jules Ferry appareille
A 13h35 : rejoindre la ligne de file derrière le Léon Gambetta (vitesse : 10 nœuds)
A 13h37 : fait rompre du poste d’appareillage (vitesse : 14 nœuds)
A 14h22 : commence l’exercice de télémétrie et de conduite de tir avec le Léon Gambetta et Victor Hugo
A 15h53 : cassé l’exercice – fait route pour rallier le Léon Gambetta. Le Victor Hugo a liberté de manœuvre.

16h à 20h : officier : pas lisible 
Pris le poste à 16h20 derrière le Léon Gambetta à 1000 m
17h : gouverné pour prendre poste à 4 milles à bâbord et par le travers du Léon Gambetta
18h : stoppé et mouillé deux buts – fait 4 passes pour effectuer le tir … d’artillerie secondaire
19h20 : lancé une fusée blanche pour indiquer la fin du tir
19h40 : relevé des buts
19h55 : mis à 70 tours pour rallier le Léon Gambetta (vitesse : 16 nœuds)

20h à minuit
Officier : Pierre Albert Benet (5)
20h : rallié le L. Gambetta qui signale … par une fumée rouge
20h16 : à poste derrière le L. Gambetta en ligne de file – route au N 60 Ouest

Ordre du commandant pour la nuit :
Route et allures signalées par l’Amiral (sur le Léon Gambetta), suivre sa position …
Me prévenir de tout incident …
signé : le Commandant Henri Jacques Durand (3)

1h45 : aperçu le feu de Porquerolles puis ceux du Titan
4h : légers grains de pluie.
7h30 : stoppé et mouillé le but
7h40 : remis  en marche  pour la séance préparatoire au tir réduit n°10."


Voici donc la description d’une journée ordinaire à la mer en janvier 1914 : en ligne de file et en compagnie des deux autres inséparables croiseurs cuirassés, le Léon et le Victor ; exercice de télémétrie et exercice de tir au large d’Ajaccio ou de la Ciotat. Ces manœuvres n’occupent qu’une partie limitée de l’équipage. Durant tout ce temps, les 750 hommes d’équipage et officiers doivent vaquer, comme André, à de nombreuses tâches ou corvées, certaines utiles d’autres moins.

Jusqu’à août 1914, les journées vont-elles être aussi ordinaires pour André et ses camarades ?

Exercice de tir d'un croiseur cuirassé


--------------------------


(1) Chaque port à son quartier chaud : le Quartier Chicago à Toulon. Tel est le surnom que les marins américains ont donné à ces rues pittoresques après la Seconde Guerre. Quartier mal famé caractérisé par l’abondance des maisons clauses et des filles de joie qui les distrayaient pendant les permissions. Une ville portuaire qu’ils aimaient à comparer à la capitale de l’Illinois, symbole de la pègre et des trafics d’alcool à l’époque de la prohibition dans les années 30.





(2) La coupée ou échelle de coupée est un élément mobile qui permet au personnel d'embarquer ou de débarquer des navires. Elle peut être semi-fixe (articulée au pont) ou volante (mise en place à l'aide d'un appareil de levage - grue- à un endroit quelconque du pont). Elle est munie de roues sur l'extrémité qui repose sur le quai. Un filet de coupée est placé en dessous afin de sécuriser l'accès du personnel à bord.

Échelle de coupée du Jules Ferry

(3) Capitaine de vaisseau Henri Jacques DURAND (1861 - 1916)

En 1913, Commandant le croiseur cuirassé "JULES-FERRY". Le 11 août 1914, Commandant le 1er Dépôt des Équipages de la Flotte à CHERBOURG. 

Henri Jacques DURAND commandant du J.Ferry avant la guerre ...

(4) Albert Joseph Maulbon D’Arbaumont lieutenant de Vaisseau (1882 - 1978)
http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_maulbon_albert.htm
 Lieutenant de vaisseau le 2 juillet 1913. Au 1er janvier 1914, sur le croiseur cuirassé   JULES-FERRY, 1ère Escadre légère, 1ère Armée navale ;

(5) Pierre Albert BENET  lieutenant de vaisseau (1874 - 1954)
Né le 15 janvier 1874 à SAINT-PIERRE, MARTINIQUE - Décédé le 27 avril 1954 à COURNIOU (Hérault). Son embarquement étant fixé au 1er avril 1913 (J.O., 19 mars 1913, p. 2.461). Au 1er janvier 1914, sur le croiseur cuirassé "JULES-FERRY", 1ère Escadre légère, 1ère Armée navale.