mercredi 13 août 2014

L’incroyable audace du Goeben et du Breslau, les deux croiseurs de l’Amiral Souchon (récit n°19)



Beaucoup plus au Nord, en Lorraine, à Joncherey, à dix kilomètres à l’intérieur des frontières françaises, des bruits intriguent le caporal Peugeot du 44e RI. Il pointe aussitôt son pistolet en direction des ombres : qui va là ? Crie-t-il.

Les deux soldats se font face, se mettent en joue et tirent simultanément. Le caporal Jules-André Peugeot et le lieutenant allemand Meyer sont les premiers morts de la guerre. Où plus exactement, de l’avant-guerre, car nous ne sommes que le 2 août 1914.

Le Goeben suivi du Breslau

Le même jour, le Breslau et le Goeben charbonnent à Messine. Les deux croiseurs allemands qui séjournaient en Adriatique font le plein de carburant. L’Amiral Souchon a reçu l’ordre de Berlin de rallier au plus vite Constantinople.  Mais cet Amiral cantonné à Pola depuis plus d’un mois (1) rêve d’en découdre, il décide, seul et contre toute attente, d’aller surprendre et contrarier le transport de troupes de l’Entente en Algérie. Ni vu, ni connu, les turcs attendront. Dans l’immédiat, cap à l’Ouest… 

Plan du Breslau

Quand le 3 août au matin  l’armée navale française prend le large et se dirige vers les côtes d’Afrique du Nord, les deux croiseurs allemands les devancent de plusieurs heures.

Durant toute la matinée, la flotte française navigue de concert en un long convoi qui s’étire sur plusieurs milles. Les cuirassés et les croiseurs progressent en ligne de file, tandis que les torpilleurs se déploient en éventail de chaque côté des gros navires de guerre.

Vers midi, l’armée navale, comme prévu, se sépare en trois groupes. Le groupe B dont la 2ème division légère de l’Amiral Senès vient se placer derrière la République. Rien de plus normal : Léon Gambetta, Victor Hugo et Jules Ferry au service de la République. Quant à la Foudre et à ses hydravions, ils se rangent derrière le navire d’André.

Un hydravion est embarqué sur la Foudre
Le temps est doux, la mer limpide et calme. Pour un peu, on se croirait en croisière. Après tout, la guerre n’est pas encore déclarée !

En vérité, l’esprit des officiers ou des simples matelots n’a rien de bucolique.

Les consignes en temps de guerre s’appliquent : les postes de veille ont été renforcés, dorénavant deux lieutenants de vaisseau seront de quart sur la passerelle, sans oublier les changements de route réguliers afin de brouiller les cartes sur les destinations.

Vers 18 heures, chaque navire dépêche un officier supérieur chargé d’aller chercher sur le bateau Amiral l’enveloppe cachetée qui contient les consignes pour la nuit. Ce soir là, André accompagne, avec dix autres camarades, l’Enseigne de vaisseau Louis Massing dans sa mission. Le youyou est descendu le long du bastingage tribord à l’aide des tangons. Se hisser à l’intérieur de cette embarcation est devenu un jeu d’enfant pour ces fils de marine. Arrivé à hauteur du Léon, André espère pouvoir échanger quelques mots avec les matelots qu’il connait. Pas de chance, Prosper le clairon n’est pas de bordée à bâbord, pas plus que Gaspard le charpentier. Mais entre marins on est tous frères, un grand gaillard aux yeux bleus, un breton certainement, l’interpelle du haut de la rambarde. Ils échangent quelques balivernes et plaisanteries un peu lourdes, en attendant le retour de l’officier et de l’enveloppe contenant les instructions…

Louis Massing en 1910


Sur le Ferry, les instructions pour la nuit sont aussitôt appliquées et consignées par le commandant Cuxac : Dès 19h  aux postes de veilles – masquer tous les feux, ratière comprise (2), en ligne de file derrière le Victor Hugo, éviter de s’en rapprocher de moins de 400 milles  - veiller au changement de route de 22h – poste de veille du temps de guerre : le commandant se tiendra sur la passerelle ou dans sa chambre de veille.

Mais en pleine nuit, à 2h45, les timoniers de l’Amiral s’agitent, leurs signaux à bras sont brefs et précis, leurs messages confirment ceux de la TSF : l’Allemagne a déclaré la guerre à la France, la veille, à 18h45. Aussitôt, le branle-bas est sonné puis quinze minutes plus tard, le branle-bas de combat. A 4h30, la 2ème division légère reçoit l’ordre d’éclairer l’armée en avant à la petite distance et de chasser en ligne de file. Le Ferry se place à bâbord du Gambetta et à 1000 miles devant le Courbet de l’Amiral Boué de Lapeyrère, direction Alger.

A 5H, l’Amiral en chef est prévenu par TSF du bombardement de Bône en Algérie. Il ordonne sur le champ, au chef du groupe A, de se diriger vers les navires ennemis. Aussitôt les croiseurs et cuirassés Ernest Renan, Edgar Quinet, Diderot, Danton Voltaire et Mirabeau manœuvrent vers eux. Mais à 6h30, un nouveau télégramme, s’appuyant sur la certitude que les deux croiseurs allemands se dirigent vers l’ouest, annule l’ordre et demande à l’escadre de faire route plus à l’ouest, comme le groupe B, vers Alger. Il s’avère qu’à ce moment, les Allemands, après avoir feinté de se diriger vers l’ouest,  ont pris plein cap à l’Est. Toute chance de rattraper les deux fuyards est perdue.

La ruse de l’Amiral Souchon a fonctionné à merveille !

En effet, l’Amiral allemand a minutieusement préparé son coup.

Alors qu’il est informé dès 18h de la déclaration imminente de la guerre, il décide peu avant minuit - contrairement à l’ordre reçu de rallier immédiatement Constantinople-, d’envoyer le Breslau vers Bône, avec consigne de bombarder le port à 4h du matin. Lui-même, à bord du Goeben, mettra le cap sur Philippeville qu’il doit bombarder à 5h. Le décalage horaire de ces deux attaques a pour but de faire croire aux français que les croiseurs font route vers l’Ouest et non vers l’Est (voir carte).



Le quatre cheminées le Breslau se présente en rade de Bône au petit jour, à 4H01 il ouvre le feu avec une soixantaine de coups de canons sur le port dont le fort est dépourvu d’artilleurs : les tous premiers coups de canon allemand contre des positions françaises de la guerre 14-18 sont tirés ce mardi 4 août !

L'agent des ponts et chaussée, André Gaglione, en service près du vapeur Saint-Thomas est tué, et fait 4 blessés à bord : le matelot Dutertre, le cuisinier Hervoite, le soutier Guilly, et le mousse Roué, auxquels s’ajoutent d’autres blessés en ville dont Madame Baretge.

Ce sont, vraisemblablement, le premier mort et les premiers blessés civils français de la guerre 14-18. 

Le Breslau
 
Le deux cheminées le Goeben, un peu avant 5h, après avoir hissé son pavillon allemand tire 43 obus de 150 sur Philippeville, causant des dommages dans le port et faisant sauter un dépôt de munitions. Mais la batterie de 19 cm d’El-Kantara est en place, sous le commandement du lieutenant de réserve Cardot. Elle tire quatre coups qui sont tous trop courts pour atteindre de navire,  mais le quatrième rase la poupe du Goeben : ce sont les premiers coups de canons français de la guerre 14-18 !

Parmi les militaires, on déplore la mort de dix hommes du 3ème Zouaves et d'une section de mitrailleuse dans le hangar de la Compagnie des Transports Maritimes, et 21 blessés (dont 3 morts plus tard) : ce sont les premiers militaires français morts de la guerre 14-18  et Gaston Ramboz est le premier officier français mort au combat (3) !

Cimetière du Petit Lac à Oran
le Goeben commandé par l'Amiral Souchon


Les deux navires allemands prennent la poudre d’escampette et après s’être donné rendez-vous à 8h, font route ensemble vers l’Est.

Le hasard, cependant, amène une autre rencontre. A 9H30, le Goeben et le Breslau, qui viennent de se rallier, aperçoivent inopinément, l’Indomitable et l’Infefatigable, de la marine anglaise, faisant route vers Gilbraltar. Les deux groupes marchent en sens inverse, à grande vitesse, sur une mer parfaitement clame. Le croisement a lieu à 8000 mètres de distance. C’est une minute émouvante, raconte le Commandant Thomazi (4). Il y a 16 gros canons prêts à tirer d’un côté, dix de l’autre : le sort du Goeben serait probablement réglé en quelques instants. Mais l’Angleterre n’a pas encore déclaré la guerre : personne ne tire. Personne ne salue non plus


Le combat entre les amiraux Souchon et Milne n’a pas lieu.

L'Amiral Souchon
L'amiral anglais Archibald Milne


Les navires anglais se placent dans le sillage des croiseurs allemands, et attendent les consignes de Londres. Finalement, le gouvernement anglais décide de ne pas anticiper la fin de l’ultimatum qu’il vient d’adresser aux allemands et qui expire à minuit. La réponse est communiquée tardivement vers 21h à l’Amiral Milde, et les navires anglais ont déjà perdu de vue les deux vaisseaux allemands.

L’amiral Souchon peut tranquillement rallier Constantinople car, par ailleurs, le télégramme qui informe Boué de Lapeyrère, en rade d’Alger, ne lui est jamais parvenu, suite à une erreur qui n’a jamais été expliquée.

De même, le signalement effectué par la vigie du sémaphore du Cap de Fer, qui signalait les changements successifs de direction du Breslau, n’a pas été analysé comme il se doit (5).


L’audace de l’Amiral Souchon aura été aidée par une suite contradictoire de télégrammes et l’absence de liaison entre les deux armées navales alliées.

Après avoir rallié Constantinople, les deux navires ne peuvent plus retourner à Kiel. Dans l’esprit de l’Etat major allemand, cette expédition a pour but de renforcer la flotte ottomane et de forcer, ainsi, la main de la Turquie à rejoindre  l’Alliance. Ces deux croiseurs poursuivront leur carrière navale sous pavillon ottoman. Le Goeben sous le nom de Yavuz Sultan Selim, puis de Yavuz et Midilli pour le croiseur léger Breslau.

Le Goeben arrivé à Constantinople

Ils conserveront leurs équipages allemands, dont parmi eux, de nombreux marins alsaciens (6). Le contre amiral Souchon devient commandant en chef de la marine turque, il a joué un rôle important dans la décision de l'empire ottoman d'entrer en guerre aux côtés de l'Allemagne et de l'Empire austro-hongrois.

Pendant ce temps là, à Alger, l’armée navale française, qui n’a rien changé à son objectif premier, s’apprête à accompagner les transports de troupes …



Les côtes et les maisons blanches d’Alger sont familières à André. En entrant dans la rade, il est fier de montrer du doigt à ses camarades le grand bâtiment à façade crème qui domine la place centrale : vous voyez, les gars, cette poste ? Et bien ces grandes portes, c’est moi qui les ai construites ! Et oui, André a déjà marché et travaillé dans cette jolie ville, il y a trois ans lors de son Tour de France comme compagnon (voir récit n°3 : http://benoitguittet.blogspot.fr/2013_10_27_archive.html.)


La poste d'Alger
André en 1911 à Alger




Le mercredi 5 août, le Jules Ferry et ses deux frères accompagnent le transfert de 7300 hommes vers le port de Sète. Les paquebots réquisitionnés pour l’occasion  ont pour noms : Mascara, Eugène Perrère, Savoie, Charles Roux, Djurdjura, Tafna et Timgad.

Combien, parmi ces 7300 braves hommes, vont revenir sur leur terre après le conflit mondial ?

le Mascara embarquant des soldats
 
Le Timgad


Pour écrire ce récit, je me suis beaucoup appuyé sur les renseignements mis en ligne sur le site du forum 14-18 :


Je remercie ces informateurs et je conseille de visiter ce site pour tous les passionnés de ces pages d’histoire.

(1) Quand éclata la première guerre Balkanique en octobre 1912, le grand quartier général allemand envoie le croiseur de bataille Goeben, et le croiseur léger Breslau en Méditerranée pour faire respecter les intérêts allemands dans la région; ils rejoignent Constantinople.
Les deux navires appareillent de Kiel et arrivent à destination le 15 novembre 1912, les navires sont maintenus sur place lors du déclenchement de la deuxième guerre Balkanique, le 29 juin 1913, montrant le pavillon allemand dans prés de 80 ports de la Méditerranée. Ils sont sous le commandement de l'amiral Wilhelm Anton Souchon, (2 juin 1864 -13 janvier 1946).
L'assassinat de l'archiduc François Ferdinand à Sarajevo, entraine le maintien du Goeben sur zone. Il est caréné à Pola par des ingénieurs allemands.

(2) la ratière est le feu qui se trouve à l’arrière du navire et qui permet au bateau qui le suit d’évaluer la distance qui sépare les deux bâtiments.

(3) L’histoire retient que le premier soldat français mort après la déclaration de guerre est le 2e classe Pouget prénommé Fortuné Émile et incorporé au 12e Chasseurs. Il tombe sous les balles allemandes le 4 août 1914 à Vittonville en Meurthe-et-Moselle sans doute vers 12 h 15.
L’homme est connu des spécialistes de la question. Mais en fait, le bombardement ayant lieu à 5h du matin, le premier soldat mort de l’armée française se trouve parmi ces dix militaires du 3ème Zouaves ou de la section de mitrailleuse dans le hangar de la Compagnie des Transports Maritimes.

Il en serait de même pour le premier officier mort au combat. L’histoire retient qu’il s’agit de Paul Honoré. Né en 1891 à Roubaix, ce sous-lieutenant au 26e Bataillon de Chasseurs est tué au signal de Lesménils le 6 août. Or, le brigadier Gaston Ramboz meurt à 5h lors du bombardement du Goeben. Mais l’Algérie n’est peut-être pas considéré historiquement comme intégrée au territoire français ?

Pour en savoir plus, visiter l’excellent site 14-18 :

http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-aviation-marine/marine-1914-1918/croiseur-bataille-allemand-sujet_3647_1.htm

(4) extrait du livre La guerre navale dans l’Adriatique du Commandant Thomazi.

(5) Vers 6 h 40, se croyant perdu de vue par la terre, il vient sur la droite, réduit son allure afin de parvenir à l'heure dite au rendez-vous fixé par son chef. Le veilleur du sémaphore du cap de Fer parvient à suivre à la longue-vue le croiseur. Il constate son dérobement et le télégraphie. Malheureusement, il ne semble pas qu'on ait tenu compte de ce précieux renseignement qui, bien interprété, aurait pu orienter judicieusement toute la manœuvre française. Source : La guerre navale racontée par nos amiraux, Amiral Ratyé, I, page 25, Librairie Schwarz, 1928, illustration, page 22.

(6) Pour en savoir plus sur l’histoire de ces deux croiseurs allemand passés sous commandement ottoman, voir sur le site
14-18 : http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-aviation-marine/marine-1914-1918/croiseur-bataille-allemand-sujet_3647_1.htm

Photos de tombe des soldats morts par bombardement à Philippeville sur :
http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-aviation-marine/marine-1914-1918/croiseur-bataille-allemand-sujet_3647_2.htm
Voir également le livre de Jean Mélia "Les bombardements de Bône et de Philippeville (4 août 1914)" -Berger-Levrault 1927.

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